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31 mars 2014 1 31 /03 /mars /2014 21:41

Ses étagères de bouquins d’art derrière lui, chemise bleu ciel le col ouvert assis dans le fauteuil du salon et toujours ce même regard fixe pointé droit sur toi à chaque fois que tu détournes les yeux de l’écran, désespérée de ne pouvoir trouver dans l’immensité web de quoi alléger réellement la masse noire des heures en défilement ralenti ; comme lestées du poids du silence de la nuit. Sempiternelles basses sourdes en contrepoint qui montent de la rue, débordent l’habitacle de la voiture comme chaque soir et parfois jusqu’à l’aube garée juste en dessous devant la maison d’en face – et comment entendre encore quelque chose au sortir d’un pareil matraquage auditif, ça restera pour toi toujours un mystère, l’état qu’ils arrivent à atteindre ces jeunes pour devenir capables de rester si longtemps à l’intérieur – basses sourdes et ton passé qui palpite alors immédiatement en elles comme à chaque fois que tu t’y empêtres une fois de plus et ne serait-ce qu’un instant, dans son visage placé sous cadre ; cette lucarne à l’horizon éternellement figé pourtant ouverte en permanence sur l’immensité de ce qui fût. Toutes ces années vécues côte à côte. Passé changeant néanmoins au fil de ces nuits qui de plus en plus t’éloignent de la douleur immédiate et instinctive de sa disparition. Parce que la vie avec lui, finalement ; ce que c’était vraiment. Et apprendre de cette transformation lente du souvenir que c’est travail du deuil que laisser le temps à la vérité d’une relation d’affleurer, lever le couvercle maintenu au-dessus elle par l’idéalisation spontanée des morts. Pas un commode, André… C’est certain. Mais à part toi et à le voir comme cela, installé dans son salon, chemise bleue ciel le col ouvert ses beaux yeux fixes sur l’objectif et ses bouquins d’art alignés derrière lui sur les étagères, qui pourrait s’en douter? De ce qui se cachait au verso ; ses manies de derrière la tête. Ses obsessions. Regard de façade là, de pose pour la photo. Qui surligne d’abord la brûlure de l’absence et a vocation première à saturer de regrets, de nostalgie celui qui reste encore là à pouvoir compter les morts ; mais ce qui s’est logé réellement derrière, le quotidien tendance blafard de quarante-trois années de mariage, c’est ce que tu redécouvres finalement au fil des heures passées à lui faire face. Pas un commode… C’est certain. Mais pas un monstre non plus. Alors bien sûr les souvenirs heureux d’abord, les premiers qui se bousculent : la première rencontre premier baiser première nuit le mariage la naissance des enfants les voyages les soirées devant la télé les repas au resto sans les gosses les bons moments on en a eu ensemble - et suffisamment sans doute - on ne peut pas dire le contraire. A l’exclusion de tous les autres contenus et frémissants jusqu’à maintenant sur la vitre de ce cadre, chaque trait de son visage momifié. Lestant son regard immobile posé sur toi. Recouvrant la surface de chaque objet qu’il utilisait, le tissu du fauteuil dans lequel il s’asseyait toujours pour lire. Saturant l’espace entier de son bureau. Extirpant à chacune de tes entrées et sorties la douleur et les larmes. Alors bien sûr le manque, à porter depuis ce jour où. La place vide dans le lit. Les repas seule à table. Les insomnies. Les journées voire les semaines entières à ne plus parler à personne hormis toi-même et lui, derrière sa vitre. A attendre un coup de fil des enfants. Une visite. Brusquement ne plus être « la femme de » : un soulagement pourtant, aujourd’hui. Quelque part. Liseré de honte : pouvoir penser un truc pareil. Mais seule, tu l’étais aussi pendant toutes ces années. Faut te rendre à l’évidence, ma vieille. Ne plus te voiler la face. Pendant toutes ces nuits qu’il blanchissait presque entièrement devant son écran d’ordinateur à retoucher et classer ses milliers de photos, lit froid et vide aussi tous les soirs pour t’endormir ; pendant les excursions les voyages à Venise ou ailleurs et les heures passées à l’attendre pendant qu’il photographiait chaque ruine, chaque vieille pierre, sans jamais avoir l’idée de te mettre ne serait-ce qu’une seule fois devant, en souvenir ; pendant les déplacements professionnels les heures supplémentaires ; seule à t’occuper des enfants ; seule devant ses colères démentielles quand tu lui disais de faire attention à son régime – pas trop de sucre chéri, d’alcool, pense à ton diabète, bordel mais t’es pas ma mère à ce que je sache ? – ou souvent pour un oui pour un non lorsque deux égos usés se frottent jusqu’à exaspération, grains de papier de verre pris dans l’étau sordide de la promiscuité quotidienne. Pas un commode, André… Combien de soirs à pleurer dans ton lit avant de t’endormir ? D’heures à ruminer son ingratitude ? D’envies de tout plaquer et te tirer avec les gosses ? Seule pour seule… : ce que tu te disais. Mais qui pourrait se douter, à le voir comme ça ? Installé au salon, chemise bleu ciel le col ouvert ses étagères de bouquins d’art derrière lui et des yeux magnifiques, vraiment. Un visage d’ange, encore.

 

                                   

 

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