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30 octobre 2013 3 30 /10 /octobre /2013 11:59

Reçois ce mois-ci dans le terrier Anne Charlotte Chéron autour de cette phrase de Bachelard : "Le réel n'est jamais ce que l'on pourrait croire mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser". Vous pouvez suivre le travail d'Anne Charlotte ainsi que lire ma contribution sur son site En marge(s).

 

ring, corps à corps : quand vient le vrac, le tout, le rien, le foutoir dans le visage, le gant planté au creux du ventre, le réel en pleine face, bien malgré soi et tout

 

et toi tu n’en sais rien, tu dis c’est étonnant ces nénettes qui se mettent sur la gueule, tu tentes de comprendre comme si la chose était insensée, tu imagines des scénarios extraordinaires souvent empruntés à Million Dollar Baby, tu racontes la vie des femmes et celle des hommes, tu confies les rênes de la violence aux plus évidents, tu dis tu aurais pu danser, courir, prendre l’existence du côté qui t’es réservé, tu estimes que c’est un moyen de se faire remarquer, de sortir du rang, tu as connaissance des effets de mode et ces derniers suffisent à te rassurer, la boxe est pour toi une passade de mauvais goût, tu erres dans le domaine de l’opinion, tu crois, tu détermines, tu demandes pourquoi, pourquoi, pourquoi encore et encore, tu insistes comme si des réponses t’étaient dues et tu oublies que tout cela pourrait être plus simple, que les questions peuvent rester ouvertes et n’ont pas toujours d’explications

 

(salle d’entraînement)

ici où savoir ne m’est d’aucune utilité

ici : sensible, fort et brutal

ici où nul ne prétend pouvoir enseigner à autrui

 

certes il y a des gestes que l’on a appris, regardés, observés, scrutés, tenté de répliquer : chassé frontal ou latéral, fouetté, revers, direct, croché, uppercut, swing

si fluide, si simple, mais quand vient le corps, au centre, au cœur de l’action, l’esprit peut disposer, ce qui a été appris, regardé, scruté n’a pas été enregistré, blanc, rien, alors on se prend les pieds et les poings dans les membres opposés, démuni, abasourdi de n’avoir pas vu arriver tel ou tel coup

 

répéter le corps jusqu’à saturation, oublier l’esprit et les activités réflexives, éduquer ses sens, jouer le jeu, s’engager, avoir pour horizon la corporéité avant l’idée, prendre position dans son vaisseau et l’habiter enfin

 

on aimerait avoir un coup d’avance, on croit d’ailleurs souvent être en mesure de le deviner, les bons boxeurs savent tout des parades et assauts des débutants, partitions corporelles sérielles aisément déchiffrables, mais rien n’est jamais acquis, et comme au poker la chance est parfois au néophyte

 

il m’a toujours semblé qu’il fallait savoir avant toute chose, citer, établir des liens, créer, entraîner l’esprit, prendre le contour du réel, lister, avoir une et n’importe quelle idée en dernier lieu

 

ici c’est sur-le-champ, évaluer et agir dans le même temps, l’analyse pour jamais, raisons, motifs et conséquences laissés à la discrétion du corps

 

 

 

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3 octobre 2013 4 03 /10 /octobre /2013 09:22

Plaisir d'accueillir Poivert pour ce vaseco d'octobre sur New York - et prévu de longue date ! Les photos - belles - sont de Jessica ; elle vous explique le pourquoi du comment dans l'introduction. Merci à elle de m'avoir permis d'y greffer ma bafouille.

Les photographies qui composent La rue de A à Z ont été prises un matin de décembre 2012, un peu avant 8h, à Little Senegal, Harlem, New York, entre le coin de la 119e rue et Adam Clayton Powell Bvd, la 116e rue et le coin de la 119e et Malcolm X Bvd (nom actuel de Lenox Avenue).

Ce reportage est né de l’envie de photographier chaque magasin du parcours. Sans exception. Et de noter les aspérités du paysage. La rue de A à Z vous propose un panel représentatif de ces boutiques, ainsi que quelques stéréotypes et éléments constitutifs, à mon sens, de l’identité harlémite.

Les trottoirs de Harlem étaient déserts ce matin-là. Les boutiques n’étaient pas encore ouvertes. J’avais choisi à dessein cette heure transitoire pour mon reportage afin d’éviter d’avoir à donner des explications sur le pourquoi de ma démarche… ce que j’ai malgré tout du faire régulièrement.

La rue de A à Z se présente donc comme une liste de mots. Chaque entrée est illustrée par une photographie complétée par deux séries de textes écrits par Gilles Piazo et moi-même. Sur mon blog gadins et bouts de ficelles, vous trouverez La rue de A à Z avec, à l’appui de mes photographies, les textes de Gilles Piazo. Sur commeunratfaitsonterrier, le blog de Gilles Piazo, vous trouverez La rue de A à Z avec, à l’appui de mes photographies, mes propres textes. Je vous souhaite une bonne navigation, entre le New York de Gilles et le mien.

La rue de A à Z

A LOUER

Juché sur une échelle, l’agent immobilier fixe tant bien que mal la bannière au-dessus de la boutique décrépite. Il descend, recule au ras du trottoir, tire la langue, un œil fermé, la tête inclinée… Ça pourrait être pire. Il ne lui reste plus qu’à attendre le chaland. Plus rien ne l’étonne désormais. Harlem est à la mode. De là à ce qu’un jeune blanc bec vienne y ouvrir un salon de thé branchouille. Qu’il vienne. Il se marrera un bon coup, mais ne le lui montrera pas. Un client reste un client. Et le quartier a bien besoin des thunes de jeunes friqués en mal d’encanaillage.

La rue de A à Z

BANQUE

Il vient retirer des sous au guichet automatique. La banque, pimpante, proprette, rassurante, lui souhaite la bienvenue. Lui, il n’en mène pas large. Il se dirige vers la machine comme on recule face au gibet, compose son code, attend. Il entend distinctement un roulement de tambour. Son cœur, qui danse la gigue à l’intérieur de sa poitrine. Il retient son souffle. Ma vie pour un bifton. Ma vie. Pour un bifton. Ma vie. La machine cliquète. Un billet de 10 dollars sort brusquement de sa gueule. Il le prend, le regarde tendrement, l’empoche, et s’en retourne chez lui, plus léger, avec l’envie d’embrasser le monde entier.

La rue de A à Z

BARBIER

Son frère l’avait embauché pour la semaine au salon. Tous les employés étaient en vacances, ou malades, ou en cloque. Alors, il lui avait demandé de venir l’aider. Il avait eu beau dire que les études, ça plaisante pas, son frère, il n’avait pas voulu entendre raison. Il avait donc passé la semaine à laver des têtes, à servir des cafés et à se marrer avec les clients. Et puis, un jour, elle entra. Une Française, l’air maboule. Elle voulait prendre la boutique en photo. Elle écrivait un article. Ni une ni deux, il bondit sur ses pieds, la suivit à l’extérieur et lui demanda de le prendre en photo devant le salon. Il avait un peu l’impression d’être le maître de maison, et ça le rendait diablement fier. Alors, il gonfla la poitrine, sourit exagérément et prit la pose.

La rue de A à Z

BAZAR

On trouve de tout dans ma boutique. Comme au pays. Les gens d’ici, ils aiment les malls, les trucs énormes, où on doit quasiment se déplacer en voiturette de golf pour faire ses courses. Mais moi, je vois pas les choses comme ça. Il me faut de tout, dans ma boutique. Sinon, j’ai l’impression de ne pas en donner pour leur argent à mes clients. C’est un peu comme si j’étais le bon gars qui tient une épicerie dans La petite maison dans la prairie. Y a pas à dire, cette série, je la connais par cœur. Je la regardais tout le temps, à Bobigny, quand j’étais enfant. Rien d’autre à faire, de toute façon, là-bas, à part traîner en bas de l’immeuble ou prendre le métro pour aller faire la même chose à Paris – et ça, ma mère ne l’aurait jamais permis. Et je l’ai toujours écoutée, ma mère. Aussi, quand elle m’a dit « Va là-bas, aux Amériques, va travailler chez ton oncle, tu verras, y a de l’argent à te faire si t’es travailleur, et j’ai confiance en toi, mon garçon », mon cœur s’est serré, je sentais bien que je n’étais pas prêt de la revoir, mais j’ai obéi. J’ai pris l’avion, je suis allé trouver mon oncle, et j’ai trimé, trimé, trimé. Lorsqu’il a pris sa retraite, j’ai récupéré la boutique. Aujourd’hui, je suis chez moi ici. Les clients du Petit Sénégal, je les aime. Je les soigne. J’entasse les emballages de chemises pour hommes dans ma vitrine, je les arrange par couleurs. J’ai tellement envie qu’ils conviennent tous que mon bazar, c’est vraiment le plus beau du quartier. Alors, je mets le paquet.

La rue de A à Z

CARREFOUR

Il passe ses journées sur le trottoir, au coin de la 116e et Adam Clayton Powell. L’hiver, c’est dur. Il neige et les trottoirs sont trempés d’une gadoue infâme. Les bottes achetées à Conway n’y suffisent pas, il a les pieds gelés à longueur de temps. Alors, la gnôle, y a pas d’autre solution. Il faut bien, pour tenir. Les jours de messe, il va se poster devant l’église, de l’autre côté du carrefour. Quelques touristes frustrés de ne pas pouvoir y entrer traînent toujours dans le coin. Et puis la boutique de spiritueux est juste à côté. C’est pratique. D’une pierre deux coups. Et s’il a trop froid, au pire, il peut même aller se réfugier à la bibliothèque, dans la rue derrière. Mais ça, c’est vraiment en cas de coup dur. Elles ne l’ont pas vraiment à la bonne, les bibliothécaires. Il reconnaît qu’il sent pas des masses bon, mais quand même. Un peu de solidarité, c’est pas du luxe. Et par moins quinze, on devrait un peu plus penser aux autres. Mais trève de blague, il pense, il pense, mais pendant ce temps-là, l’argent tombe pas du ciel. Prends l’air contrit, mon gars, concentre-toi sur ton taf, sinon t’auras pas de quoi à la fin de la journée.

La rue de A à Z

DRAPEAU

Le 11 septembre, elle a eu peur. Les gens de l’immeuble criaient, les télés hurlaient. Dans la rue, c’était la foule. Des gens au milieu de la chaussée, épuisés, hagards, venaient se réfugier à Harlem, le plus loin possible du brasier. Un comble. Venir se réfugier à Harlem. Elle n’en revenait pas. Des années qu’elle était concierge dans cet immeuble, au coin de la 119e et Adam Clayton Powell. Et jamais ô grand jamais elle n’aurait cru voir un truc pareil. Des gens hirsutes, sales, la peau couleur cendre sur laquelle les larmes traçaient des sillons cradingues. Des gens chics pourtant. De beaux costumes trois pièces, sous la crasse. Des talons hauts bousillés, des mini jupes. La démarche traînante, le regard cloué au sol, ils se retournaient tous régulièrement, dans un mouvement hagard, levant les yeux au ciel, portant les mains à leur bouche avec horreur. Ils avançaient, ils reculaient, ils ne savaient plus que faire. Elle les regardait, depuis l’entrée de l’immeuble. Elle ne devait pas abandonner son poste. Elle les regardait, et elle faisait comme eux. Elle regardait là-bas. La colonne de fumée infernale, derrière l’Empire State et le Chrysler. Tous seuls désormais. Le monde tombait en ruine. Les montagnes pouvaient s’écrouler. Elle n’en croyait pas ses yeux. Alors, elle restait là, bras ballants, à regarder passer la foule. Et elle pensait aux gens de l’immeuble. Elle essayait de se rappeler si l’un d’entre eux travaillait là-bas. Elle comptait les gens qui rentraient chez eux. Comme un berger compte ses brebis. A chaque fois plus soulagée. A la fin, il en manqua un. Un pompier, le gars du troisième D. En souvenir de lui, discrètement, elle posa un soir sur le rebord de la fenêtre de sa loge une poupée de pompier enroulée dans l’Union Jack. Afin que tous les passants se rappellent qu’ici vivait un gars, un ptit gars de Harlem qui, un beau matin de septembre, courut aider des gens coincés dans un immeuble en flammes, et mourut avec eux, écrasé sous le poids du béton.

La rue de A à Z

EGLISE

F-O-I foi – M-I-S-S-I-O-N mission. Tous les soirs, en rentrant de l’école, après avoir tourné au coin de la 118e et Adam Clayton Powell, elle levait le nez, se concentrait deux secondes, et déchiffrait les inscriptions sur la croix. L’église, elle habitait au-dessus. En se penchant à la fenêtre de sa chambre, elle parvenait à l’entrevoir. Pratique, cette croix. Elle lui permettait de s’entraîner à lire jusqu’à la maison. Une fois là-haut, elle avait bien du mal à se concentrer. L’appartement était trop petit, la famille trop bruyante. Alors elle ânonnait, fièrement, les mots foi et mission qui rimaient, pour elle, irrémédiablement, avec connaissance et liberté. L’école, l’église lui offraient une issue, une possibilité d’être elle-même. Vingt ans après, c’est toujours avec la même émotion qu’elle tourne là, au coin de la 118e et de Adam Clayton Powell. Et qu’elle lit les mots foi et mission.

La rue de A à Z

EPICERIE

Hey man, comment ça va ? Quoi d’neuf chez toi ? Ta femme, elle va bien ? Et les gosses ? Oui, tout le monde va bien. On te croise plus trop dans le coin. Ouais, je sais, mais j’ai trouvé un deuxième taf et du coup, j’ai moins le temps de venir taper la discute. Bon, allez, je te paye une bière, viens un peu par là, on en a, des choses à se raconter…

La rue de A à Z

FRESQUE

Non, mais j’te jure, quelles idées ils ont, ces jeunes. Plus aucune échelle de valeur. Tout se vaut. Le moche comme le beau. L’ordinaire comme l’exceptionnel. Quand même. Un marchand de chaussures. Demander à un jeune gars de peindre un beau black, avec coupe afro, des chaussures qui pendouillent et en arrière-plan, mon Apollo Theater. Sacrilège. Ils reculent plus devant rien. Un marchand de chaussures entre la mosquée de Malcolm X et l’Apollo, et hop, le gars, il en profite. J’t’en foutrais, moi, de la fierté black et du jazz. Qu’est-ce que ça a à voir avec les pompes ?

La rue de A à Z

GRILLE

Il pousse la porte. La lumière franche du matin lui fait cligner les yeux. Le toit est crade, encombré de petits objets épars, de restes de trucs innommables. Dans un coin, le château d’eau. Il se dit, pour la millième fois, qu’il aimerait bien partir à l’aventure dans le pâté de maisons en sautant de toit en toit. Mais ce n’est pas possible. Cette fichue grille l’en empêche. Pourquoi ces damnés propriétaires l’ont-ils mise là ? Ils ne veulent pas que les gosses aillent gambader sur les toits voisins, sûr. Mais bon, y a rien à voir, de toute façon. Sur aucun des toits du quartier. Peut-être que les nouveaux, les rupins, ont peur pour leurs appartements. Ça doit être ça. Cette grille, il l’exècre. Elle barre son paysage mental. Elle lui montre qui commande. Et il n’aime pas ça.

La rue de A à Z

INTERSTICE

Lové entre une poubelle et un carton détrempé, il se repose. Les yeux clos, la tête penchée en avant, les pattes repliées sur le poitrail. Ce passage est son domaine. Il le défend bec et ongle. Les chats du quartier le respectent et évitent de le contrarier. Il vaut mieux pour eux, parce qu’il sait se battre, le bougre, et perd rarement. Pour l’heure, il se prélasse, vaguement à l’affût. L’estomac vide, il attend qu’un des nombreux rats de l’immeuble passe étourdiment à portée de ses griffes. Alors, seulement, daignera-t-il bouger.

La rue de A à Z

LAVERIE

Maurice ne s’appelle pas Maurice. Quand il a repris la laverie du dit Maurice, il a compris, tout de suite, qu’il devait garder l’enseigne. Que Maurice devait rester Maurice. Même si, lui, s’appelle Shin. Presque personne n’a de machine à laver ici. Alors, à longueur de journée, des gens défilent à son comptoir. Lavez ma lessive, repassez mes chemises, et pour demain, s’il vous plaît. Pas de problème, madame. C’est possible, monsieur. Il en voit, des choses. L’envers des choses. Ce que les gens voudraient cacher, leur linge le crie. Les trous aux chaussettes de la minette bien fagotée. Les odeurs douteuses des sous-vêtements. Les sécrétions qui disent qui baise, qui baise pas. Oh, il en voit, des choses. Et il leur donne du monsieur, du madame, alors qu’il pourrait leur en raconter de belles, sur leur intimité. Rien ne lui échappe. Et il est d’une telle discrétion. Ils ne craignent pas son regard, ils n’imaginent même pas qu’il puisse les regarder. Lui. Le Coréen si discret. Tout juste arrivé aux Etats-Unis. Alors, il s’amuse. Occupe ses journées de repassage en imaginant la vie des gens. Mieux qu’une caméra. Plus torride. Plus drôle. Ses clients sont ses marionnettes, et il s’épate lui-même du talent qu’il déploie à les mettre en scène. Dans une autre vie, il a dû être marionnettiste. Sur ces paroles ô combien gratifiantes, il met la touche finale au repassage de la robe de la petite du bâtiment d’en face. Qu’est-ce qu’il a pu rêver d’elle. Toucher ses dessous. Soupirer en imaginant les étreintes les plus improbables. Aussi, c’est avec grand soin qu’il enveloppe sa robe dans la housse, la caresse une dernière fois, et la pend au mur. Lorsqu’elle est entraînée par le mécanisme automatique dans les arcanes de la boutique, il marque un temps d’arrêt et passe au client suivant, à une autre histoire, à un autre fantasme.

La rue de A à Z

MAGASIN DE CHAINE

Il arrive au niveau de la porte de Conway. Il va encore falloir qu’il mendie de l’aide. Ces fichues portes sont impossibles à ouvrir pour lui. Il fait pivoter son fauteuil, regarde les gens qui marchent le long de Lenox. Lorsqu’il voit bifurquer une femme, il lui demande d’un geste vague si elle peut lui tenir la porte. Elle lui sourit gentiment, et tient le battant le temps qu’il passe. Cette fois-ci, tout s’est bien passé. Enfin. On verra bien comment il se débrouillera pour sortir, toute à l’heure. La dernière fois, il a attendu bien cinq minutes avant que le vigile daigne revenir à son poste.

La rue de A à Z

METRO

Elle avance vite le long de Lenox. Ses talons claquent. Ses lunettes noires dissimulent son visage. Elle salue le marchand de sapins de Noël qui, tout fripé, vient vraisemblablement de se lever. Sa chemise de bûcheron n’est plus de la première fraîcheur. Il faut dire. Depuis trois semaines qu’il campe dans sa cahute, le long du boulevard, dormant assis tout près de ses sapins pour éviter la fauche, il ne doit pas sentir la rose. Elle n’en a cure. Elle le salue gaiment, le sac en bandoulière, et lui dit à ce soir. Puis, fredonnant un chant de Noël, elle s’arrête devant la roulotte du marchand ambulant, lui commande un café au lait géant, et s’engouffre dans la bouche de métro.

La rue de A à Z

MUR

Des signes cabalistiques jalonnent le mur. Les touristes ne manquent jamais de les photographier. Ils s’arrêtent par grappes, brandissent leurs portables et passent leur chemin. La moindre plaque de faïence, la moindre affiche déchirée, le plus petit tag trouvent grâce à leurs yeux. Harlem a ses légendes. A toute heure du jour, les touristes jouent le rôle de la souris sur un écran d’ordinateur : ils montrent ce qu’il faut regarder, ce qui est à retenir du paysage. Ils s’intéressent rarement aux gens qui y vivent. Les Harlémites les regardent passer et leur lancent un bonjour sonore lorsqu’ils se sentent offensés par l’intrusion.

La rue de A à Z

PORCHE

Main dans la main, ils grimpent les marches en gloussant. Il la pousse de côté, entre les colonnades du porche. Il est encore tôt, mais il y a déjà beaucoup de passage. Ils doivent se dépêcher. Alors il lui empoigne les cheveux à l’arrière du crâne, tourne son visage vers lui et l’embrasse à pleines lèvres. Tous fripés de leur folle nuit, ils se laissent, hésitants, les yeux brillants, sur le seuil de la porte.

La rue de A à Z

RESTAURANT

Native est ouvert. Il y vient tôt, avant d’aller travailler. Il résiste encore, vaillamment, à la mauvaise habitude qu’ont la plupart des gens de prendre leur café au marchand ambulant et de le boire en marchant. Lui, il préfère prendre son temps. Tous les matins, il marche le long de Lenox depuis la 120e, et s’arrête chez Native. Il s’assoit au comptoir, et commande un café noir. Il regarde passer les gens, à travers l’échafaudage. En face du restaurant, les enfants s’engouffrent dans la cour de l’école. Une nouvelle journée commence. Et Native est toujours ouvert.

La rue de A à Z

TAG

Ce mur est un de ses préférés. Les propriétaires le font repeindre à tout bout de champ. Quel beau cadeau ils lui font. Il n’a plus qu’à les guetter. Lorsqu’ils ont repeint le mur, il vient avec une bombe dans la poche et, en un coup de cuillère à pot, trace sa signature d’un geste ample du bras. Encore et toujours. Qui sera le plus têtu ?

La rue de A à Z

TERRITOIRE

La 119e, elle est aux CBT. Les Can’t Be Touched. Ils l’ont marquée, cette rue. Elle leur appartient, tout le monde le sait. D’ailleurs, au cas où quelqu’un aurait la mémoire courte, ils laissent toujours un gars posté devant l’épicerie au coin de la 119e et Adam Clayton Powell. Ce gars, c’est un remède super éprouvé contre l’amnésie. Vous le voyez, et tout d’un coup, vous vous rappelez plein de trucs. Même si, en général, tout cela se résume à : tiens, je m’rappelle que j’devrais très vite être ailleurs, j’ai un truc urgent à faire. Bref, le type, il vous aère les neurones en un rien de temps que c’en est un régal. Vous le postez là, et vous êtes sûrs que les gens filent droit, tête basse, et prennent l’heureuse habitude de toujours regarder ailleurs que là où le type est posté. Sûr, il en jette. Et malgré tout, on le repère vite, et si quelqu’un veut parler aux CBT, il a juste à aller lui causer. Enfin, s’il ose. Un bon test de courage, ça. A moins d’avoir les couilles de lui parler, au gars, pas la peine d’imaginer rencontrer les CBT. Faut dire que cette bande, c’est pas d’la gnognotte. Ils ont l’air de rien, comme ça. Vous les croiseriez dans la rue, vous les prendriez vraiment pour d’la graine à cureton. Propres sur eux, bien mis, genre bons pères de famille. Sauf que vlà la famille. Ce seraient genre les Sopranos du block, les gars. Pas des mecs à qui s’frotter. Alors, mis à part quelques fiers à bras et d’autres bandes guère plus fréquentables, personne s’y risque. Le gars des CBT, il fait partie du paysage. Il squatte devant l’épicerie, il papote avec quelques potes, et c’est tout. Le coin de la rue est toujours très calme.

La rue de A à Z

TROTTOIR

Elle se promène avec son bébé, bien emmitouflé dans sa poussette. Il fait froid dehors, mais elle ne supporte plus de rester dans l’appartement surchauffé. Et puis le bébé s’endort toujours en poussette. Alors, elle erre dans le quartier, roule jusqu’à ce que le bébé sombre dans le sommeil. A ce moment-là, elle s’arrête de marcher, s’assoit sur le premier banc qu’elle croise, s’allume une cigarette, tant pis pour le qu’en-dira-t-on, et souffle un peu. Les yeux dans le vague, face à la circulation, inhalant la fumée, elle réfléchit à sa vie.

Jessica Maisonneuve (textes et photographies)

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6 juin 2013 4 06 /06 /juin /2013 22:13

Grand plaisir d'échanger en ce jour de vaseco avec Chris Simon sur le thème du pont, des ponts. Vous pouvez trouver mon texte chez elle.

 

 

 

                            Le pont relie deux territoires, le don deux êtres

 

 

Toi, le petit gitan, tu ne nous regardes pas, tu joues. Tu frappes d'un doigt, d'une phalange pliée ou de la paume de la main sur un tambourin sans jamais perdre la mesure de l'accordéon de ton père tandis que ton regard se promène au-delà du wagon.

Tu joues du haut de tes treize ans. Tu devrais être à l'école, apprendre à lire et à écrire. Les autres enfants de ton âge envient ta liberté.  Chaque doigt compte et tous les douze temps, tu hausses les épaules sous ton sweater trop large comme un tic musical.

 

Toi, le petit gitan, musicien du néant, tu souris à ton père, agite le tambourin, enivre le wagon et nous invite à oublier, la pluie, la récession et les frustrations...

 

Toi, le petit gitan, ton visage pale et tes longs cils affrontent l'indifférence, le jugement ou la désapprobation wagon après wagon. Tu joues et ton père chante. Ce soir couché près du périphérique tu écouteras sous la bâche bleue crépiter la pluie et vrombir les voitures. Tu penseras peut-être au confort de nos chambres isolées, mais qui pensera à toi ?

Moi.

Je penserai à toi, petit gavroche de la rame, Oliver Twist des Balkans, à ta musique et celle de ton père. À vos rengaines suaves et fêtardes, gorgées de nos petits bonheurs, nos nostalgies et nos étreintes. Je penserai au wagon dans lequel je t'ai vu et cette occasion que nous n'avons pas prise. Celle de chanter, danser avec vous, de nous amuser, de rire, de nous aimer et d'être un peu fou le temps d'une chanson ou deux. Celle de transformer notre trajet en voyage, notre quotidien en aventure, de tourner nos petits tracas en dérision. Celle de nous abandonner à la vie avec l'insouciance nécessaire à toute félicité.

 

Toi, le petit gitan, tu vis ta vie comme si demain n'existait pas et tes chansonnettes romanesques valent bien plus qu'un euro. Mais l’Histoire ne te remercie pas pour ton don, elle te le fait payer.

 

 

Pont et don
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1 mars 2013 5 01 /03 /mars /2013 00:54

Reçois aujourd'hui dans le terrier et pour mon premier vase communicant Christopher Selac, que je remercie sincèrement d'avoir accepté l'échange et d'essuyer en quelque sorte un peu les plâtres. L'idée était de saisir un instant, une scène dans laquelle des mondes hétérogènes s'impactent, s'ignorent, se juxtaposent...

Vous pouvez lire ma proposition chez lui ; et retrouver l'ensemble des échanges de ce mois de mars sur le site que leur dédie Brigitte Célérier.

 


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Nous avions quartier libre, ce jour-là, quelques heures de liberté, loin de chez nous, avec tout un centre-ville comme terrain d’exploration et de jeu. Heidelberg était à nous, avec son château qui, depuis la hauteur, toisait la vieille ville et le Neckar.

 

Yann, Antoine et moi arpentions les petites rues, sous un franc soleil de printemps, fine petite équipe logée chez l’habitant tout au long de ce séjour linguistique. L’objectif de cette liberté était précis : l’un d’entre nous voulait un canif suisse, que l’argent de poche donné par ses parents à l’occasion du voyage, lui permettait d’acheter (les euros n’existaient pas encore, et les taux de change étaient favorables), sans avoir à demander la permission… Pas pour en faire une arme, non, plutôt pour faire comme Mac Gyver, le héros de série télévisée qui triomphait de l’adversité grâce à son ingéniosité et son fameux canif multifonctions. Les promesses d’aventure, une fois rentrés, seraient nombreuses pour celui qui le porterait.

 

Nous fîmes donc le tour des boutiques, pour choisir un modèle avec la bonne palette d’outils, et au meilleur prix, car nous savions tous les trois la valeur de l’argent. Trois adolescents, déterminés à faire de cette journée une belle journée, qui remarquaient à peine, en rigolant, ce mendiant assis à même le sol, dans une rue piétonne, lui et son pantalon sombre bariolé de tâches de craie, de réguliers points bleus, blancs, verts, rouges et bleus.

 

Nous nous amusions plutôt des policiers qui roulaient en BMW, quand leurs homologues français se contentaient de Renault… d’un Mac Donald’s implanté dans un vieil immeuble baroque à la façade rose, juste en face de l’église…

 

Puis nous repartîmes, d’échoppe en échoppe, toujours en quête… Une mission finalement menée à bien dans le temps qui nous restait imparti, avant de rejoindre le point de ralliement, ce chemin du retour où, justement, nous recroisâmes le mendiant au pantalon bariolé de craie. Devant nos yeux ébahis, il remonta dans sa Jaguar lie de vin.

 

De ce voyage, de cette journée, nous avions retenu au moins une leçon : les mendiants d’Allemagne roulaient en Jaguar, les policiers roulaient en BMW. Si l’identité de ces derniers ne faisait aucun doute, si les carrosses étaient bien ceux de leur propriétaire, l’homme au pantalon de craies n’était pas celui qu’il prétendait être, quelques heures plus tôt, sur le trottoir d’une rue du centre-ville, il se faisait passer pour un autre.

 

Comme nous qui rêvions d’être autre grâce à un simple canif, il rêvait d’être autre grâce à un simple pantalon, mais rattrapé presque trop vite par sa propre réalité, comme elle se rappellerait à nous à la fin du voyage.

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